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Les conditions pour écrire

Il ne me vient pas spontanément à l’esprit de nom d’auteur qui décrive les conditions qui lui sont nécessaires pour écrire. C’est évidemment le fait de mon inculture, car il ne fait aucun doute que des écrivains hommes et femmes se sont décrits dans l’acte d’écrire ou en ont explicités les préalables.


Les seuls exemples auxquels je peux penser sont tirés de la bande dessinée et du dessin de presse : Chapatte, Hermann, Gotlib ou l’Italien Zerocalcare. Ils n’hésitent pas à se mettre en scène à leur table de travail, inspirés ou suants (paradoxalement, le dessinateur qui sue est généralement à sec d’idée, comme si l’inspiration s’échappait par les pores de sa peau).


Dans le domaine de l’écrit, je pense qu’il faut un talent certain pour représenter l’acte d’écrire sans en faire une geste narcissique :

Chaque matin, ma table de travail m’attend ; de ses quatre jambes elle me fait du pied et, parfois, je tente de résister. Mais je me suis fait une règle de m’y frotter quotidiennement. Dans cette observance quasi-monacale, le contact de la table est mon cilice rédempteur. Sans discipline, quel qu’en soit le coût, pas de création. Table, me voici ! Ma joie et ma souffrance à la fois. Lecteur, si tu savais ce que tu lui dois !


Voilà ce que pourrait écrire un auteur médiocre qui se prendrait pour Philip Roth, dont la discipline est légendaire. Sans doute cet auteur (celui que je viens d’imaginer, pas Philip Roth) a-t-il une table du bois dont on fait les auteurs, un accessoire indispensable à tout écrivain bien né (et surtout bien équipé). La mienne – de table – est design et sans doute en composite. C’est raté pour l’inspiration ligneuse et voilà pourquoi mon texte est mal fagoté !


Salman Rushdie a une approche un peu différente : dans certains romans (« La Maison Golden », par exemple), le narrateur apparaît par moment à la première personne et décrit ses pensées, dilemmes d’auteur, hésitations ou faiblesses, alors que le livre est sinon écrit à la troisième personne selon une narration « classique ». Rushdie maintient l’ambiguïté sur le fait de savoir si le narrateur et l’auteur sont la même personne et il tisse ce « je » et cette incertitude dans son texte. « Le vrai écrivain n'est pas celui qui raconte des histoires, mais celui qui se raconte dans l'histoire. La sienne et celle, plus vaste, du monde dans lequel il vit », a justement écrit Philip Roth.


Ce m’amène à remarquer que, en ce qui me concerne, les conditions pour écrire selon la règle que Philip Roth indique ne sont pas réunies tous les jours. Lorsque le quotidien occupe mon esprit, factures, mauvaises nouvelles d’amis, ciel sombre se reflétant dans mon humeur, rendez-vous désagréable, la vie des contes m’est ouvertes. Écrire pour sortir de moi et des entraves du quotidien est alors possible, mais il s’agit d’une mise à distance du réel et à moins d’un lapsus calami, « je » reste en-deçà de mon écriture.


La possibilité de me raconter en racontant le monde naît du désir, lequel pour se manifester suppose une légèreté qui, comme la couronne de nuages suspendue à mi-hauteur de la montagne, renferme une part de magie et révèle la capacité d’émerveillement, atteint l’enfant en moi. Autrement dit, écrire tous les jours, pourquoi pas ; mais atteindre l’essence de sa créativité et de son humanité dans le processus est un mystère qui ne se commande pas et n’est pas présent quotidiennement, n’en déplaise aux quatre jambes de ma table.

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